Conversation : Sakchabon, les musettes à histoires interdites
L’artiste Jonathan Potana s’entretient son aînée du programme de résidence ONDES, Roseman Robinot, à l’occasion de l’exposition de Sakchabon, les musettes à histoires interdites à la Cité internationale des arts de Paris.
Jonathan Potana : Bonjour Roseman Robinot, merci de nous accueillir à l’occasion de ton exposition qui a lieu même en ce moment à la vitrine de la Cité internationale des arts de Paris pour une conversation autour de ce travail.
Sakchabon, les musettes à histoires interdites. Pourquoi ce nom, si singulier ?
Roseman Robinot : Bonjour Jonathan Potana. Merci pour cet échange. Il n’est pas facile de faire une œuvre et pas facile d’en parler. Sakchabon évoque la couleur noire, celle du bois brûlé, la fumée des cheminées domestiques. L’opacité des « images imaginantes », le résultat d’un labeur. Sakchabon, intègre l’image de groupes sociaux défavorisés et de leur inventivité pour survivre, de leur débrouillardise à des fins économiques et de survie. Noires, brunes et blanches les musettes à histoires interdites peuvent convoquer le trouble, l’inconfort, mais aussi le merveilleux, qui change le regard. Elles ne sont pas du domaine de la représentation, mais de la pensée, du sentir. Et de l’enracinement.
Jonathan Potana : Comment se travaille s’inclut-il dans la continuité ou discontinuité de notre vie, de nos histoires quotidiennes ?
Roseman Robinot : Tout d’abord il s’intègre dans une démarche de Marques et de Marquages à laquelle j’ai procédé dès la fin des années 80. J’ai l’impression que notre vie est faite de morceaux du temps, de morceaux d’espaces, de morceaux d’un puzzle que nous essayons de mettre en place pour nous constituer. Les Marques et Marquages témoignent de la répétition, d’empilement, de strates mais aussi de stigmates issus d’un passé trouble et dur.
Jonathan Potana : L’art est un phénomène élastique et de tout temps, dans toutes les cultures nous avons accordé un but à l’artiste à l’image de sa complexité : tantôt dans le domaine du rationnel tantôt de l’irrationnel tantôt de la santé que de la politique. Quelle est le but de l’artiste aujourd’hui selon vous, Roseman Robinot ?
Roseman Robinot : C’est une grande question à laquelle je n’ai pas encore trouvé de réponse, en raison de l’évolution de l’Humain qui me semble a tant de mal à suivre la fulgurance du monde pour demeurer dans un humanisme nécessaire à une vie sociétale réelle. Parce que lorsque je regarde autour de moi je vois des inégalités, des injustices, des abus que je ne vois pas comment y mettre fin par mon art, parce que « L’homme est un loup pour l’homme » a dit Thomas Hobbes et c’est vrai. La politique de part le monde le montre bien. Quand je regarde, je me demande à quoi sert notre travail, comment par nos productions pourrions-nous aboutir à un changement de regard du citoyen et des politiques pour la société proche et le monde, aillent mieux. C’est une question qui me ramène dans l’abîme… Aller jusqu’au fond pour sortir, ramener une lumière. Dans ce monde actuel, la finance domine, elle oriente même la pensée des individus. Et la géopolitique qui affecte les réelles politiques qui devraient être appliquées dans l’intérêt de l’humain ? Je suis assez pessimiste là-dessus, pourtant je me demande encore comment pourrions-nous nous changer le monde. La pensée actuelle qui veut que tous nous rentrions tous dans un même moule, une forme de pensée unique un cadre et que nous suivions un chemin obsolète qui conduit à l’échec et empêche le développement de l’Humanité, doit changer.
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Je crois que l’artiste a une mission éclairante, celle de contribuer à installer la Beauté, non pas la joliesse. Mais il y a certainement d’autres personnes, mais qui ont peur là de ce qui se passe dans leur tête et dans leur corps et ne parviennent pas à trouver comment le dire et comment le faire. L’artiste se donne-t-il l’autorisation pour développer une vraie conscience dans l’acte qu’il pose, parce que parfois, il se laisse divertir, éblouir et perd le cap… Et si nous sommes conscients que nous pouvons changer le monde, il faut chercher le sens.
Jonathan Potana : Le sens, ça serait l’utopie.
Roseman Robinot : Pourquoi pas, de nombreux utopistes ont ensemencé le monde…
Jonathan Potana : Je vois sur une boîte en carton ficelée posée sur le sol, l’inscription de signes et de noms : Siro, Tibourique, Bocage, Matété, Laborieux, Payote, Adrienne, etc. Que pensez-vous de vos correspondances, résonances et solidarité qui peut apparaître, surgir comme une volonté décoloniale dans vos formes
Roseman Robinot : Cette boîte, j’ai envie de dire comme une boutade, est une boîte à malice, comme celle du Petit Prince de Saint-Exupéry. Il faut de l’imaginaire, car l’imaginaire convoque l’apparent. C’est une boîte en effet vide. La réalité est ailleurs, dans les souffrances d’hommes, de femmes, et d’enfants affublés de noms ridicule. Rien à l’intérieur. A l’extérieur, c’est tout le secret de l’Histoire d’un État Civil, comprimé dans la boite ficelée et qui ramène à un temps passé, à l’identité des êtres dans la période qui a succédé à l’esclavage quand les déportés sont devenus des citoyens français.
Ces noms étaient donnés pour les amoindrir davantage, pour qu’ils demeurent dans l’infériorité et l’animalité. Les noms sont tellement ridicules que l’on a envie de rire, on est tenté de se comporter comme à l’exposition coloniale. Il s’agit de remettre cette mémoire à chaud pour que plus jamais ce genre de choses se fassent.
Jonathan Potana : Je parle d’enveloppe décolonial car cela porte en ses noces une résistance immunitaire.
Roseman Robinot : L’instinct de survie que nous portons et tout mon travail pictural d’ailleurs tourne autour de cela. Une résistance, une résilience qui nous a été transmise par l’histoire de la traite. Nos ancêtres ont formé une société, en pratiquant la résilience très tôt, en pardonnant et ça, c’est quelque chose de très important dans notre histoire… C’est comme les graines dans les cheveux qui traversent l’océan pour ensemencer une nouvelle terre.
Jonathan Potana : Vous invoquez et convoquer de nature une certaine mémoire, trace, marques du chemin d’un sol pour en faire une forme vivante parmi nous. Une liturgie de la réparation, une p(a)nsée de l’existence. Vous prenez corps, vous faites lien. Quelle relation votre acte entretient-il avec le sacré, l’invisible, le mystère ?
Roseman Robinot: Tout mon travail est ancré dans ce que l’on considère comme mystérieux, irrationnel irréa- liste. Dès le départ, je me pose dans cette notion de l’invisible et du sentir. Il s’agit de retrouver la « mémwar inoubliée », de la faire resurgir car inscrite dans les corps, les gènes, les vibrations qui ont fondé, consolidé les survivants de cette histoire tragique du commerce de la Traite et de l’économie européenne. Cette mémoire doit servir à faire sortir le pathologique pour créer un corps pansé, réparé, « un corps savant », apte à se débarrasser des encombrants et capable de rectifier ses erreurs. Je re-garde le corps comme l’outil nécessaire à notre grandissement. L’outil fondamental pour donner formes visibilité et sens aux choses. Je ne crains pas d’être considérée comme une personne qui se meut dans l’irrationnel parce que nous ne maîtrisons pas tout ce qu’il y a autour de nous. Nous n’avons pas suffisamment l’œil ouvert pour voir, comprendre et ressentir tout ce qui se passe autour de nous.
Jonathan Potana : Votre geste ouvre donc une dimension atemporelle, non dans la superposition, mais dans la transposition des temps, et vous dites cette phrase secrète qui m’interpelle au sujet de vos formes : retrouver la parole native du présent éternel. Pourriez-vous nous dire un peu plus ?
Roseman Robinot : C’est pour cela que j’aime d’autant plus la superposition parce qu’un individu est fait de superposition, de rajouts multiples, de lieux divers qui l’habitent et qu’il habite… Nous ne sommes que des superpositions de nous-mêmes, que des superpositions du temps que nous avons à comprendre et à définir. Faut-il aller plus loin ?
Jonathan Potana : Je sens qu’à parler d’un présent éternel, d’une temporalité infinie, on est là dans une transposition, un dépassement, quelque chose de transcendantale.
Roseman Robinot : C’est aussi de cela que je veux parler.
Jonathan Potana : Nous sommes à l’intérieur de l’exposition. Fragmenté, déposé, assemblée et écorchée de tensions actioniste puis dresser en T… Pourquoi se/ses modes de représentation dans votre transmission ?
Roseman Robinot : Ce sont des corps posés les uns à côté des autres pour obtenir un grand corps qui ramène à l’histoire familiale. Ce sont des espaces lointains, des habitations, des appropriations de corps, de lieux, des rêves, qui construisent l’histoire humaine, l’histoire collective. Nous partons de l’individu, pour teindre le collectif, c’est de cela qu’il s’agit. C’est ce collectif qui va nous emmener à la réparation de nous-mêmes. Quand je dis collectif j’associe les dominants et les dominés.
Jonathan Potana : Oui, il y a une énergie plus que personnels.
Roseman Robinot : C’est plus que personnels, ce n’est pas personnels. Évidemment, je pars de mon histoire, de mon vécu, de mon expérience, d’une vie tragique que j’ai pu avoir comme beaucoup de personne. Car je ne suis pas hors le monde, je suis ce monde, de là cela concerne toute notre société.
Jonathan Potana : L’espace sensible de votre déploiement tend à une expérience visuelle, mais aussi olfactive, pourriez-vous nous parler de ce volume, cette jarre qui est posée à côté d’un tableau « absent » et qui diffuse en elle un nouveau gout a l’air.
Roseman Robinot : Cette jarre odorante diffuse un parfum de camomille, de verveine, quelque chose de sensuelle. L’idéal de ma pensée, c’était de ramener au corps qui sent, qui respire, qui vit, qui fait du bien. Cette jarre est de l’ordre du soin, de la réparation de soi. La jarre est le récipient pour conserver le rhum dans les familles, pour soigner, un matériau de base pour les soins. Du bien-être à apporter à l’autre par cette odeur agréable qui se répand. On est là dans le liquidien, qui emmène à la naissance, au passé, nous sommes là dans le passé et le présent.
Jonathan Potana : Merci Roseman Robinot de nous avoir accueilli pour cette conversation autour de votre exposition « Sakchabon, les musettes à histoires interdites » que vous présenté à la vitrine de la Cité internationale des Arts de Paris et qui est visible jusqu’au 8 novembre 2023.



