AU ROYAUME DU SIGNE, LES CAILLOUX SONT ROIS…
Par les artistes Joëlle Ferly (Guadeloupe) et Nathalie Muchamad
14 juin 2020 à 16h00
Lors d’un entretien donné à Philosophie Magazine en 2011, Gayatri Chakravorty Spivak répondait à une question concernant le concept de « subalterne » dans son essai publié en 1988, Les subalternes peuvent-elles parler ? : « la subalterne parle. Ce n’est pas une idiote ! Le problème, c’est que le seul moment où il est important d’entendre sa parole, c’est lorsqu’une situation de crise se présente ». Cette philosophe indienne qui a traduit « De la grammatologie » de Derrida, et qui enseigne aujourd’hui à l’université de Columbia à New-York, précisait aussi que le concept de subalterne reste « extrêmement utile pour penser l’histoire de l’oppression, de la domination, de l’exploitation, de l’exclusion mais on n’est pas subalterne parce qu’on le ressent ! ».
Les subalternes inventent des langages pour se faire entendre. Tels les Hobos, ces travailleurs migrants pauvres parcourant les Etats-Unis, d’un bout à l’autre à la recherche de travail, au milieu du 19ème siècle. Leur vie précaire rendait leur existence dangereuse. Ces hommes développèrent alors un langage propre, le “Code Hobo” pour pouvoir communiquer entre eux sans risque. De la même façon, les Kanaks de Nouvelle-Calédonie qui n’ont pas eu d’autre issue que de mener la lutte armée dans les années 1980 pour accéder enfin à des négociations en 1988. Eux qui avaient été montrés à jouer les cannibales dans des zoos humains et qui ont été régis par le code de l’indigénat jusqu’en 1947, les événements de la grotte d’Ouvéa leur rendaient leur dignité d’êtres humains.
Il me semble intéressant de penser nos voix de descendants d’esclavagisé-es et de colonisé-es à l’aune de la pensée de Spivak, et que l’on comprenne que lorsque nous tentons de prendre la parole dans un contexte institutionnel, nous ne sommes pas écoutés. Joëlle Ferly propose une autre lecture des événements de Martinique, où la destruction des statues de Schoelcher, selon elle, est justement un combat pour la prise de parole.1
« Sans la liberté de blâmer, il n’y a point d’éloge flatteur : il n’y a que les petits hommes qui redoutent les petits délits.»2
Le 05 mai 2020, en plein confinement, la nouvelle du départ du conservateur du musée Schoelcher, situé à Pointe-à-Pitre en Guadeloupe, m’amène à interpeller la responsable de la culture du Conseil Départemental, concernant le « devenir de cette institution (…) (à) l’aspect pour le moins problématique, quant au contenu et la symbolique qu’elle renferme ». J’y joins le souhait de voir l’ancienne maison de l’abolitionniste Victor Schoelcher (1904 – 1893) « entre des mains (…) en mesure (…) de modifier la représentation (..) de la juste place du peuple de Guadeloupe pour sa propre délivrance. ». Des plus politiciennes, la réponse se veut rassurante : “le Conseil Départemental (…) se prévaut de personnel culturel de qualité, (…) qu (‘il) compte bien pérenniser. (…) ; et elle m’invite à lui faire « des suggestions. »
Le 22 mai 2020, en Martinique, lors des célébrations de l’abolition de l’Esclavage, des vidéos me parviennent sur mon téléphone d’un groupe de jeunes militants déboulonnant deux statues de Schoelcher. Deux jeunes femmes de 19 ans, Alexane Ozier-Lafontaine et Jay Asani, revendiquent les faits face à la camera, posément, s’adressant à “la gendarmerie de la Martinique, la police, les forces armées, les juges, les magistrats” affirmant “assumer pleinement leur acte”.
Je reprends la plume auprès de ma correspondante du Conseil Départemental, indiquant que ma mise en garde était justement motivée afin d’éviter en Guadeloupe, des actes similaires, pour le moins, prévisibles: la demeure de l’abolitionniste, jusqu’alors seule instance détentrice du discours officiel du sombre passé esclavagiste de la France, était sur le point d’inaugurer sa réouverture, après de longs travaux d’extension. Le contenu du projet était resté curieusement discret. Tout comme le départ du conservateur du musée, lequel m’informait personnellement retourner dans l’hexagone avant même l’inauguration imminente. Pas un mot dans la presse en plein mois célébrant les abolitions. De quoi s’interroger.
Depuis que la Région Guadeloupe avait posé, son propre Mémorial ACTe3 (MACTe) – premier musée de la Caraïbe sur l’histoire de la traite négrière et de l’esclavage –, la Guadeloupe est entré dans une ère mémorielle4, faisant de Schoelcher, une bien piètre figure notamment par ce musée « créé en 1887, que l’on (…) peine à classer aujourd’hui compte tenu de la nature de sa collection. Ni histoire, ni ethnographie, ni sciences, ni musée d’art. (Il propose) quelques plâtres, copies de statues antiques grecques et romaines, des fers, entraves et carcans d’esclaves, un couteau de marron, une machette, des porcelaines issues de la fabrique de son père, quelques gravures et documents d’époque… De quoi entretenir la flamme de la reconnaissance des Antilles au « libérateur« 5 ». Constat que son conservateur « de qualité » ne pouvait ignorer. Aurait-il alors anticipé une réaction tendue, lors de l’inauguration de la nouvelle version du musée ?
Bien que controversé, l’avènement du MACTe dans le paysage culturel guadeloupén, réajustait le discours historique officiel. De là, sans doute, une mise en concurrence des récits mémoriels avec, d’un côté, une ancienne demeure privée – représentative de la propagande schoelcheriste – et, de l’autre, une architecture monolithique imposante, d’envergure internationale, conçue pour valoriser l’histoire de centaines6 de millions d’Africains déportés dans le Nouveau Monde. Portée hier au pinacle, la figure de Schoelcher perdait alors de sa légitimité face aux récits contemporains, mis en exergue par de nouveaux chercheurs et universitaires.
C’est dans ce contexte de déconstruction des référents mémoriels – alimenté par les Cultural Studies (Stuart Hall et al), mouvements féministes et de dé-colonialité (Walter Mignolo) – que la jeunesse franco-caribéenne évolue de nos jours. Elle s’exprime parfaitement en créole, en français et en anglais ; s’affirme sur l’international depuis des générations, à des postes prestigieux. Si elle choisit de rentrer au pays natal, depuis les Etats-Unis, l’Angleterre, le Japon, Dubai, la Chine et bien d’autres contrées, c’est bien souvent dans une volonté entrepreneuriale. Nous sommes donc loin des clichés qui voudraient y voir « des jeunes peu ou mal éduqués » sans faculté d’analyse sur les réalités politiques qui bloquent leur avenir et les cantonnent dans des habitus7 sociétaux. Les défenseurs d’une justice pour tous ne sauraient alors blâmer les auteurs de ces « petits délits » que l’on chercherait aujourd’hui à condamner pour « crimes contre la République ». Leur acte prouve, ici, qu’il y a bien eu un manque de discernement des signes annonciateurs. Le signe, pour le sémiologue américain Charles Peirce (1839-1914), se décline en Symbole, Icone8 et Indice. Osons alors l’analyse Peircienne de cette mise à bas pour mieux comprendre l’enjeu que représente la destruction de ces monuments.
« La valeur symbolique conférée aux statues est […] érigée en dogme, cette valeur est livrée au peuple assimilé, sommé alors de l’idolâtrer »
Au royaume du signe, les cailloux sont rois.
L’histoire des représentations démontre une impermanence constante de ces dernières : Notre-Dame jadis symbolisait Paris, la tour Eiffel aujourd’hui lui vole la vedette. Le passage d’une icône religieuse à un symbole laïc s’est fait le reflet social. Pour autant, lorsque l’artiste guadeloupéen Thierry Alet illustre l’affiche de sa plateforme la PooL Art Fair par une criante forme de dérision vis-à-vis de la nation française, on ne crie pas à hue et à dia. On y voit : l’image renversée de la tour Eiffel, positionnée comme l’icone conventionnelle du pouce baissé de désapprobation des réseaux sociaux. Outre le clin d’œil aux codes du nouveau langage participatif, l’artiste transforme sa Guadeloupe natale en pays indépendant, invitant le pays France. Lecture ironique qui revisite avec humour (ou sarcasme selon la position, la relation France-Antilles, dépourvue ici de tout paternalisme colonial). Destruction de monument mise à part (nous y reviendrons), c’est bien à la valeur symbolique de la France que s’en prend l’artiste Thierry Alet, tout comme les activistes de Martinique qui ont déboulonné les statues de Schoelcher.
Dans son manifeste, le groupe exige que soient repensées les nominations de l’espace public martiniquais, peu représentatives selon eux, des Afro-descendants. Parmi leurs propositions, la « bibliothèque Schoelcher » deviendrait alors « bibliothèque Frantz Fanon9 ». Tout comme Thierry Alet, la pique lancée à l’État français, se veut subversive : récemment encore, la mémoire de l’illustre psychiatre martiniquais se voyait refuser les honneurs d’une rue à son nom par une France préférant le déni, alors même que la figure du médecin est glorifiée en Angleterre, aux Etats Unis, en Afrique et surtout, en Algérie. Au royaume du signe, les cailloux sont rois. La valeur symbolique conférée aux statues est, tout comme l’histoire, la prérogative de la seule République : érigée en dogme, cette valeur est livrée au peuple assimilé, sommé alors de l’idolâtrer. Si acte révisionniste il y a, il est donc partagé : l’apport révolutionnaire de Fanon à la psychiatrie n’est toujours pas reconnu par la France, laquelle voudrait que sa « négraille pupille » fasse encore allégeance aveuglément à la figure d’un Alsacien d’origine. Outre son symbole, le pseudo libérateur des noirs devient l’alibi parfait dédouanant la France de tout débat sur la question de l’esclavage. Même la loi Taubira – réduite à une belle symbolique – n’a aucune valeur juridique.
« des anciens historiens, hommes politiques et professeurs retraités, aussi bien en Guadeloupe qu’en Martinique, prennent la plume pour administrer une leçon d’histoire à ceux qu’ils considèrent comme des « ignorants iconoclastes » »
Au niveau symbolique donc, la représentation de Victor Schoelcher incarne le symbole républicain comme le souligne Emmanuel Macron (suppression virgule) condamnant ces actes qui « salissent la mémoire (de Schoelcher) et celle de la République ». L’élévation de Schoelcher au rang des Grands Hommes, est une construction (arbitraire) de la République, réalisée à l’insu même de son auteur : l’homme demandait l’incinération dans son testament, il se retrouve au Panthéon. En jargon contemporain, une telle intronisation s’appelle de la « récupération ». Ainsi Monsieur Victor Schoelcher s’est retrouvé malgré lui, adoubé par la (deuxième) République française naissante, en quête d’icones à livrer aux nouveaux libres en guise d’objets de vénération. Dans la plupart des anciennes colonies françaises, le nom de Schoelcher orne des villes, des places, des rues, des statues, des bâtiments publics s’accompagnant de toute une iconographie qu’il convient de déconstruire : homme noir à genou devant le libérateur ; femme noire baisant Schoelcher ; couple noir levant les mains au ciel, les chaînes brisées. À l’heure où le Panthéon souhaitait « instaurer un nouveau culte laïc (…)10 ». Le schoelcherisme y répondait en tout point. Cette forme de starification avant l’heure glorifiait autant qu’elle destituait: Marat et Mirabeau ont tous deux été « dépanthéonisés ». Le piédestal comme support de toute sculpture pourrait alors tout autant être alloué de manière temporaire, au gré de l’histoire…
Depuis des décennies, sur la place de la Savane, la Martinique vit une relation symbolique particulière avec une autre statue : celle de Joséphine de Beauharnais qui s’élance sur la place, sans tête ! Par deux fois décapitée, la décision du maire de Fort-de-France (un certain Aimé Césaire), en son temps, avait tranché pour qu’on ne lui remette plus sa tête, afin de ne plus alimenter la polémique. Accusée, par le tribunal populaire, d’avoir fait rétablir l’esclavage11 par le biais de Napoléon, son époux, Joséphine est condamnée par contumace. L’Impératrice sans tête est aujourd’hui habillée au gré de l’actualité – dernièrement avec un gilet jaune- et fédère autant que la statue de la République de Paris. Cette réappropriation culturelle transforme la Joséphine, au mieux en mascotte, au pire, en simple citoyenne. Constat plutôt inattendu dans une Martinique aux velléités indépendantistes clairement affichées. Notons alors l’exemple intéressant du projet républicain, qui se construit ici par et pour le peuple, à travers une circulation de la parole qui se tient autant à la verticale – du peuple aux représentants du pouvoir – qu’à l’horizontale – entre les diverses composantes d’une société multiple qui fait cohabiter les descendants aussi bien des esclaves que des colons. L’expression collégiale est certes relative, mais finalement rendue possible par la désacralisation de l’Impératrice, soumise au même traitement de l’anonymat jadis imposé aux Africains débaptisés dès leur capture et leur vente (sans doute, par ailleurs, sur cette même place publique). Loin du French Bashing, l’exemple ici retient la circulation de la parole entre, le peuple afro-descendant martiniquais et le pouvoir, autour d’un symbole décliné en figure iconique.
Les réactions qui ont fusé sur les réseaux, au lendemain des actes de Martinique, convergent toutes vers une pensée unique, un consensus mou et du « politiquement correct », garants du statu quo justement dénoncé par les jeunes Martiniquais. L’interpellation faite à la représentante de la culture en Guadeloupe et les événements de Martinique sont pourtant issus d’une même concordance temporelle envisageant l’urgence de redéfinir les formes de représentation. Urgence à laquelle n’ont su répondre les politiques, toujours ancrés dans des codes d’un autre temps, valorisant la sacro-sainte icône d’un homme. La représentation iconique de Monsieur Victor Schoelcher est justement ce sur quoi toutes les réactions condamnant l’acte du collectif se sont focalisées. Ce n’est pourtant pas l’homme qui dérange les jeunes, mais bien le symbole que la France continue de livrer comme seul vecteur historique. Les détracteurs sont nombreux : des anciens historiens, hommes politiques et professeurs retraités, aussi bien en Guadeloupe qu’en Martinique, prennent la plume pour administrer une leçon d’histoire à ceux qu’ils considèrent comme des « ignorants iconoclastes », des destructeurs des grandes icônes historiques…
Voyons pourtant comment s’établit la construction iconique en « pays dominé 12» avec le cas du Guadeloupéen Joël Nankin (1955). Condamné par l’État français pour des actes militants, il est emprisonné en 1983 pour « attentat contre l’intégrité du territoire » (d’autres archives évoquent « contre la sûreté de l’Etat »). Après plus de 5 ans en prison, il entame une grève de la faim et clame son innocence de n’avoir « ni violé, ni volé, ni tué. Tout simplement (..) agi pour faire entendre la voix de la Dignité et du Respect ». Au sortir de la longue grève de 2009 (LKP13), en Guadeloupe, la compagnie Orange – en besoin strident de redorer son image –, ternie par les nombreux suicides de ses employés dévoilés par la presse, sollicite Nankin pour sa campagne publicitaire. Depuis les temps de la prison, Joël Nankin engagé culturellement est devenu un artiste qui poursuit le combat culturellement. L’ironie a voulu que ce soit l’opérateur Orange – anciennement France Télécom – qui soit la marque à promouvoir. Orange-France-Télécom incarne encore l’État pour le peuple. On conçoit alors l’amusement qu’affiche Nankin lorsqu’il se laisse photographié pour les panneaux géants publicitaires. Lesquels semblaient alors réhabiliter l’honneur de sa personne.
La Région Guadeloupe a récemment choisi d’envoyer Nankin exposer au OFF de la Biennale de Venise 2019. Nouveau pied de nez envoyé à la France, cette fois-ci par une instance politique qui, tout comme Thierry Alet, conçoit son indépendance culturelle. La figure iconique de Nankin devient véritablement le symbole d’une résistance au colonialisme français. On voit combien les icones nous sont livrées pour encenser ou condamner le roman national, lequel est aujourd’hui entaché d’intérêts économiques : à travers la figure de Nankin, c’est bien tout un marché de la téléphonie qu’il convient de fidéliser, à travers des hommes, sensibles à leurs héros, même s’ils deviennent alors les bouffons14 de la République.
Nankin est certainement le dernier artiste engagé de Guadeloupe : il incarne le courage, dont ont fait preuve les jeunes Martiniquais qui ont osé défier l’image de la France. Les autres artistes antillais, ceux-là mêmes qui se pensent « engagés », s’en tiennent au silence, confinés dans leur autocensure. Ainsi, l’artiste martiniquais Habdaphai, s’en tient à dénoncer le carnage des statues comme « irrespectueux » vis-à-vis de leurs créateurs. C’est oublier que des assurances sont là pour indemniser le « traumatisme » causé, si tant est qu’il y en ait un. On note qu’à aucun moment l’évaluation des dégâts causés n’a été mentionnée, à l’inverse des évaluations émises dès le début de l’incendie de Notre-Dame de Paris15. Il est vrai qu’en Outremer, les commandes publiques dissimulent souvent – et à l’insu même des artistes concernés – des pratiques assez troubles de détournement de fonds… Considérons alors que la valeur patrimoniale des œuvres en question est bien loin de celle du marbre de Carrare.
L’indice – ici –, les bribes des statues cassées par le collectif martiniquais, cristallisent les traces (indicielles) d’un acte qui exhorte au changement. Loin d’un bordel désorganisé, le socle laissé vierge invite alors, tout comme la page blanche de l’écrivain, à la construction du nouveau livre d’histoire qui reste encore à réécrire. La galerie d’art contemporain 1461, basée à Fort-de-France, est la première à répondre à l’invitation au dialogue et suggère de reprendre l’initiative de la ville de Londres, laquelle présente régulièrement, sur un piédestal laissé vierge, des œuvres d’artistes contemporains16. À l’extrême opposé, dans la presse, le ton monte : on comprend vite que la carte blanche n’est pas permise et que la ligne éditoriale de l’Elysée, celle de la condamnation, est la seule possible.
Héritiers de la génération de l’immédiateté et du « buzz » (acte filmé et retransmis sur les réseaux sociaux), les jeunes gens ont eu l’audace d’user des outils de leur temps pour prendre la parole qu’ils ne sont jamais invités à donner. Sachant toute concertation improbable – comme ont pu le faire jadis leurs pères via les mouvements indépendantistes – ce déboulonnage a donc été la stratégie pour ce collectif pour poser mûrement l’acte fondateur de leur résistance et ainsi réveiller les consciences endormies. Les instances au pouvoir n’ont donc pas eu le choix que de s’empresser de répondre par la sanction aveugle, indigne d’un État démocratique – « Surveiller et Punir » nous rappelle Foucault, en 1975 à propos des prisons. C’est pourtant bien d’un confinement mondial, dont sort cette jeunesse, témoin du contrôle de nos vies à coup d’hélicoptères de surveillance de cette nouvelle « démocrature » qui semble se profiler. Il serait condescendant ne pas considérer la parole de ce collectif comme une parole pleinement valide. Cette jeunesse n’est pas dupe : elle sait parfaitement que ses représentants sont au mieux muselés, au pire, complices de maintenir le cadre constitutionnel d’un État démasqué dans son manquement à préserver les intérêts du peuple (notamment par son programme de dénationalisation).
La rhétorique de l’État républicain : faire perdurer l’idée qu’il y aurait d’un côté des instances légitimes à prendre la parole et de l’autre un peuple, non admis à la table des discussions, considérant que sa parole n’est que du « bruit » (Jacques Rancière)17. L’enjeu est bien ici une non distribution de la parole politique, derrière laquelle les divisions théoriques s’attaquant à la forme et non au fond, empêchent tout ralliement stratégique. Ainsi les garants du pouvoir étatique diabolisent ce collectif en y condamnant les appartenances communautaires (afroféministes) et construisant alors des représentations peu flatteuses.
« on peut lire l’avis d’un groupe soutenant les jeunes militantes, avertissant que si « un cheveu d’Alexane ou de Jay est touché (…) c’est la guerre déclarée aux militants. » »
Le 26 mai 2020, tôt le matin, les médias annoncent que les responsables du déboulonnement des statues risquent 7 à 10 ans de prison. La recherche des archives de cette déclaration est vaine : les déclarations semblent toutes avoir disparu des rédactions médiatiques : l’État serait-il intervenu pour étouffer la braise ?
Le jeune Collins, 18 ans, Guadeloupéen travaillant à Jarry, avoue ne pas connaître le musée Schoelcher de Pointe-à-Pître, avoue ne pas s’intéresser à la politique. Pourtant à la question posée sur sa réaction des événements de Martinique et de la possible condamnation de leurs auteurs à la prison, sa réponse fuse : « s’ils étaient condamnés, dit-il, je les soutiendrais, même si Yo ka mété difé si nou 18». Déjà, la tension monte en Guadeloupe : une sculpture de Schoelcher est dégradée sur la commune de Vieux-Habitants. Nous sommes 5 jours après le cas de la Martinique. La mémoire de la grande grève du LKP n’est pas loin (2009). Sur la toile, les déclarations de plusieurs collectifs allant dans le sens d’un soulèvement populaire se font grandissantes. Ainsi, on peut lire l’avis d’un groupe soutenant les jeunes militantes, avertissant que si « un cheveu d’Alexane ou de Jay est touché (…) c’est la guerre déclarée aux militants. ». L’inauguration de la maison Schoelcher promet bien des surprises.
À travers cette bataille mémorielle, l’enjeu n’est pas simplement la préservation d’une culture créole triplement menacée (par la nation, l’Europe et la mondialisation), mais bel et bien la place de l’État républicain dans nos vies. À régenter par l’assimilation forcée et par l’oppression devenue systématisée (les Algériens dans la Seine en 1961, le massacre de la population par les gendarmes en Mai 67 en Guadeloupe, les mutilations des Gilets Jaunes etc.), l’État blâme cette jeunesse et par là même, continue de condamner son avenir. Le manque de discernement autour de la liberté d’expression sape tout lyannaj19 possible des Afro-descendants et de toutes les diasporas africaines sur la nécessité de rechercher à défendre ses propres intérêts. Le sombre projet américain AfriCOM, présenté comme l’accompagnement au maintien de la paix, est un titanesque programme de contrôle militaire sur tout le continent africain. L’enjeu est de taille, puisqu’il retirerait aux Africains leur souveraineté. L’extension de ce programme est prévue à tous les peuples du monde (EUCOM ; CENTCOM etc), ce qui assurerait alors l’asservissement de ces derniers au système libéral américain, et l’implantation militaire permanente sur leur territoire. Soutenu par des politiques de déréglementation, déjà bien entamées en Europe (commerce, environnement, travailleurs, ressources…), ce programme transnational confinerait alors les populations aux seuls rôles de « producteurs-exploités » ou/et de consommateurs socialement fragilisés. Perte des libertés, paupérisation seraient alors l’avenir de tous les peuples du monde.
Ce contrôle mondial trouve sa version microscopique sur l’île de Martinique, où une classe d’industriels (les Békés20) et de commerçants, détient plus de la moitié des terres de Martinique, sur lesquelles les monocultures (banane et de canne) excusent alors un véritable racket des caisses de l’État – donc du peuple Français – sous forme de subventions aux filières agricoles. Lesquelles subventions leur sont reversées en priorité en échange du maintien d’une paix sociale relative sur le territoire, forçant toutefois la population à « consommer Béké », c’est-à-dire, les produits importés de leurs commerces. Ce plan économique est directement issu des plantations, augmentant leur profit au fil des années et maintenant leur monopole illégal. Très proches du pouvoir national et international21, les Békés sont intouchables et bénéficient d’une totale impunité quand bien même leurs exactions sont dénoncées depuis les temps de la colonie (le cas Aliker22) à nos jours (dossier Chlordécone23).
L’acte des jeunes militants martiniquais, en s’imposant sur la toile, tente, comme le LKP l’avait fait en 2009, de rendre visible une invisibilité, interpeller la justice nationale, voire mondiale, là où la justice française masque les faits. Au-delà du buzz, la destruction des statues permet bien à toute la population française – elle-même en mal avec le gouvernement (mouvement des Gilets Jaunes) – d’être informée des réalités sociales de la Martinique, souvent méconnues de l’Hexagone.
« opter […] pour la forme non violente d’un boycott généralisé contre l’importation des produits de consommation, en vue de déstabiliser le monopole des Békés »
« Quand Dire c’est Faire24 » : de l’urgence de re-politiser le citoyen.
L’ambiguïté pour beaucoup de Français descendants d’esclaves est la contradiction républicaine qui les somme d’être « Tous Charlie » au nom de la liberté d’expression, et de taire tout contre-discours, qu’il soit la voix de chercheurs reconnus (Françoise Vergès, Frantz Fanon…) ou ici, celle de la société civile. Durant les événements de 2009, les penseurs martiniquais (Chamoiseau et al), insistaient sur la connaissance comme produit de « haute nécessité ». Le collectif martiniquais semble aujourd’hui aller plus loin en reposant la question du politique au cœur de notre société. Leur acte destructeur oblige à repenser la dépolitisation des consciences populaires, vicieusement encouragée par des acquis sociaux les affairant au maintien de leur survie. La paupérisation intellectuelle, les erreurs d’analyse abolissent alors tout ralliement possible, alors que l’enjeu est bien notre liberté d’existence, dans la « dignité et du respect », fusse-t-elle extirpée comme ici, de manière radicale. La République ne s’est pas faite sans révolution. Il conviendrait de poser les stratégies de rassemblement – lesquels par ailleurs, sont justement et actuellement non autorisés par la loi –, du vote utile et non des divisions sémantiques de politique de façade. Après avoir qualifié ces “actes de vandalisme [qui] portent atteinte au travail de l’homme dont on ne peut nier le rôle et la contribution dans l’abolition de l’esclavage en 184825”, le député Serge Letchimy écrit finalement une lettre ouverte demandant à ce que soit mise en place une commission de la mémoire. Le LA est donné.
Dans ce contexte mémoriel, une révision du paysage des figures culturelles habillant les villes, serait un nouveau pas vers la réforme politique nécessaire. De la même façon que j’avais anticipé les tensions autour de la figure de Schoelcher, les tensions qui se réveillent à nouveau au sein de la jeunesse de Martinique et de Guadeloupe, pourraient bien se poursuivre. Si tel est le cas, il conviendrait alors d’opter plutôt pour la forme non violente d’un boycott généralisé contre l’importation des produits de consommation, en vue de déstabiliser le monopole des Békés, plutôt que de s’en prendre à d’autres biens publics. Loin du scandale collectif et de la casse d’œuvres artistiques, cette révolution par voie individuelle et silencieuse, pourrait s’avérer bien plus pertinente qu’il n’y paraît si toute une population se prêtait au jeu de confiner sa carte de crédit de manière illimitée. Nul doute que le motif convoqué d’éradiquer le virus de l’avidité du système libéral, serait des plus populaires.La mémoire des Rosa Parks, Gandhi, Mandela, Martin Luther King et tous les autres militants réalimenterait alors nos imaginaires.