Réjouissons-nous de l’annulation du concours du Mémorial des Tuileries, lequel éradiquait du récit national l’essence même de notre africanité.
Avoir pu faire entendre ma position, est pour moi une victoire…
Ma candidature s’est retrouvée au cœur de la polémique du Mémorial en hommage aux esclaves, dont le cahier des charges imposait l’inscription des 200 000 noms attribués aux nouveaux affranchis. Avec 10 experts[1], j’ai rédigé, pas moins de quinze pages démontrant mes réserves à voir ces noms exposés, ce qui aurait nécessairement oblitéré à jamais notre origine africaine. Le risque alors était que ce projet pouvait également attiser de nouvelles tensions.
Ma proposition consistait en partie à renommer cette liste par des noms africains en impliquant des milliers de scolaires. Cette performance sonore aurait permis, à l’échelle nationale, de rappeler l’interdépendance entre la France et l’Afrique ; réalité généralement peu comprise ou peu connue.
L’appel des Tuileries revenait à du pur tokenism, à savoir, un simple faire-valoir pour taire tout débat sur la nécessaire reconnaissance des Afro-descendants au sein de la République.
A travers l’inscription des noms administrés, la France aurait donné l’image d’un pays qui se dédouane rapidement de ses crimes passés d’une part et de son obligation à rectifier le discours national, ce qu’exigent plusieurs associations.
Si la France a un problème avec son passé esclavagiste, il n’en demeure pas moins qu’il nous revient à nous, arrière-petits-fils d’esclaves, de prendre les rênes pour sortir des discours sclérosés et des visions assimilationnistes qui nous divisent.
Les études culturelles internationales au sens large, doivent nous servir. La contribution de la France sur les questions décoloniales, reste trop infime, ce qui va même jusqu’à provoquer une certaine gêne chez nos compatriotes qui expérimentent à l’étranger, un autre modèle de diversité pleinement épanouie. Sans faire du French Bashing, notre pays n’a pas toujours bonne presse, hors frontières, du fait même du décalage entre ses velléités symboliques à reconnaître son passé sombre –surtout à l’approche des présidentielles- et les réalités du terrain, notamment pour les banlieues et les ultramarins. L’hypercentralisation des discours ne passe plus pour des compatriotes basés loin de Paris ou qui excellent hors de France.
Il convient d’éviter l’éradication de toute trace africaine : notre héritage s’est déjà vu confisquer notre filiation, religion et patronymes africains. Que je m’appelle « Ferly » ou « Tartampion » ne doit pas faire de moi un être qui valorise aveuglément un nom imposé. Ce serait renier doublement mes aïeux, lesquels à leur arrivée d’Afrique, portaient un nom à haute valeur symbolique et une traçabilité protégée par les griots, ces experts de la généalogie au sein de la tribu. C’est cela qu’il nous faut réparer aujourd’hui et non faire allégeance à des noms « francisés, christianisés » imposés souvent dans l’irrespect le plus cru: « Gros-Désir , Blanc, Clitoris… ».
Le terme « Afro-Américains » replace l’apport des Africains dans la construction même des Etats-Unis. Des célébrités qui par la force du métissage, ont aujourd’hui la peau très claire, sont fières de revendiquer leur lien à l’Afrique, et de vanter le « Black is Beautiful » loin de toute forme de honte.
La célébration des noms à Paris, aurait entrainé peu-à-peu, la disparition de cette part identitaire africaine de nos familles, lesquelles se « blanchissent » inéluctablement par le biais des rencontres amoureuses et des migrations forcées. L’esclavage français se serait alors très vite réduit à un épiphénomène au sein du discours national de cette ancienne puissance coloniale, laquelle n’aurait eu que 200 000 noms à commémorer. Pour une question mémorielle, nous sommes loin du compte ! Sur tout sujet sensible, il convient d’être prudent et de ne pas se tromper de débat. Les réactions épidermiques pour le maintien des noms de 1848, traduisent un manque de réflexion au sein de la société pour adopter une position consensuelle porteuse de sens pour les générations futures.
A l’inverse des USA, où les lobbies ont œuvré durement, la France échappe à l’étiquette d’ancien pays esclavagiste dans l’imaginaire collectif.
Dire que l’on est « Afro-descendant », c’est pourtant bien rappeler le crime contre l’humanité au quotidien, surtout que celui-ci perdure. Cette inscription au sein même du langage EST un acte mémoriel pour les Africains déportés. Cela n’a rien d’hypocrite, ne coute pas 1 million d’€ et évite à plusieurs millions de personnes, des souffrances psychologiques causées par l’aliénation à se croire ce qu’elles ne sont pas. Si un enfant demandait la définition d’un « Afro-Franco-Caribéen », il obtiendrait nécessairement la référence à l’esclavage, système sur lequel repose l’actuel système libéral. En effaçant toute trace à l’Afrique, ce mémorial contribuait pernicieusement, à réduire l’ampleur du crime à une stèle érigée sur 300m2 au fond d’un parc parisien. Pire, il faisait primer l’acte de « résurrection » des Africains en citoyens français. La France joue sur l’ambiguïté du fait que l’esclavage n’a pas eu lieu en Hexagone. Ainsi, la jeunesse Française associe l’esclavage principalement aux USA, sans se sentir concernée par cette histoire. Idem pour les grandes familles dont la fortune repose sur l’esclavage, directement ou indirectement. L’éloignement géographique ne facilite pas l’ancrage de ce pan de l’histoire au sein des consciences nationales. Ce qui est doublement criminel.
Le CM98 a opéré un travail remarquable de filiation pour les familles Afro-descendantes, en besoin de réponses sur leur lignée. Cependant, ces heures de collecte et de mise en valeur des noms attribués à nos ancêtres Africains, doivent se célébrer dans la cellule familiale et communautaire sur le sol où a sévi l’esclavage : l’exemple du Morne-Mémoire de la commune des Abymes en Guadeloupe est, tout comme la Whitney Plantation aux USA, très pertinent.
Par contre, l’insistance du CM98 à vouloir ériger la liste de ces noms dans la capitale, traduit à la fois un conflit générationnel –mimétisme du Schœlcherisme- et une méconnaissance de l’avancée des travaux universitaires des descendants d’esclaves à travers le monde, lesquels pointent du doigt grandement la France et son principe d’assimilation. Citer Stuart Hall et Glissant sans appliquer leur propos ne sert à rien.
Il m’a été rapporté que ma candidature a fortement été remarquée par le jury, lequel aurait même envisagé ma proposition pour la pré-sélection qui retenait 5 candidats sur 80. Pourtant, je remettais en question la validité de ce mémorial que j’envisageais formellement de réformer.
Ma structure L’Artocarpe, promeut l’art contemporain depuis 2009. Nous menons sur l’international, des réflexions de laboratoire intitulées A. CURE : Alternative curating. L’idée est de repenser (et re-panser) certaines pratiques curatoriales des créations des Afro-descendants, lesquelles sont parfois des vrais remèdes (cure en anglais) contre l’arrogance de ceux qui s’octroient le droit de parler en notre nom.
Une exposition rétrospective de l’artiste Jean-Michel Basquiat au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris en 2010 m’a fait prendre conscience de l’inconvénient à manquer de diversité: trois commissaires –tous Français « blancs »- présentaient l’artiste, sans aucune expertise biographique. Ils n’ont pas su identifier un portrait pictural titrant « VNDRZ » alors qu’il renvoyait à l’un des plus grands photographes noirs de Harlem: (James) Van Der Zee. De tels exemples font légion !
Malgré l’indélicatesse de la part de la plateforme du concours des Tuileries à couper tout échange avec les postulants depuis Octobre 2020 ; malgré deux mois de travail non payés pour toute mon équipe qui a cru en mon projet, je me réjouis de l’abandon de cet appel, retransmis par la presse lundi dernier. Cela prouve bien que l’art et les artistes sont à même de faire avancer les débats qu’un tel mémorial sous-tend, et ce au plus haut niveau!
Il manque une sensibilisation auprès de tous les publics et pas uniquement avec le CM98 qui semble avoir été la seule association consultée. Durant le confinement de mars 2020, j’interpellais une responsable de la Culture au Conseil départemental de Guadeloupe au sujet des travaux d’agrandissement du Musée Schœlcher de Pointe-à-Pître, lequel me semblait devenir inapproprié. Quelques jours après mon message, se sont tenus les déboulonnages des statues de Schœlcher en Martinique et dans plusieurs pays du monde. Il convient donc d’entendre les artistes qui sont bien plus que des simples « plasticiens » : leurs œuvres reflètent souvent le pouls social ambiant…
En poursuivant ce mémorial, l’Etat allait à la discorde mais surtout au ridicule. J’ai le souvenir de l’emplacement d’une église sur le site mémoriel de Gorée au Sénégal : les Afro-Américains refusaient d’y entrer et allaient même jusqu’à cracher à la porte en signe de colère contre le pouvoir religieux complice.
Sémiologiquement le message envoyé par un mémorial célébrant la mémoire des Africains à travers des noms français, revenait à la glorification de l’entreprise coloniale et donc des bienfaits de la colonie, ce que des lobbies Afro-Américains ainsi que nos jeunes -qui à juste titre, ont soif de justice sociale-, n’auraient pas laissé passer.
Malcom Little n’a pas pris son nom de Malcom X par hasard… Il envoyait un message clair à la postérité d’une nécessaire mise à distance avec toute entreprise esclavagiste, coloniale y compris leur rhétorique. Mieux vaut sacraliser la dépouille d’un esclave inconnu ; ce qu’à mon sens, un tel mémorial –voire également, le Mémorial ACTe (MACTe)- auraient dû faire.
Il y a des années, alors que je lui demandais de s’exprimer sur une déclaration de la Commission for Racial Equality, laquelle invitait la communauté noire de Grande-Bretagne à « s’intégrer », l’illustre Stuart Hall m’a lancé: « No surrender[2] ! » en me faisant bien comprendre notre droit à rester nous-mêmes (Afro-descendants) sans jamais laisser quiconque remettre en cause notre Africanité. C’est aussi le message Glissantien, qui prône la reconnaissance d’une diversité sans devoir se fondre dans un moule formaté.
Il est temps de repenser ce mémorial collectivement car le CM98 faisait ici, fausse route. Les artistes ont une véritable carte à jouer en termes de propositions et d’apports en connaissances… Quant à la France, elle a tout à gagner en matière de revalorisation de son image sur l’international, en prenant en compte la voix des artistes, surtout en ce qui concerne cette importante et incontournable question mémorielle.
Le Moule, Guadeloupe – 10 mars 2021
Joëlle Ferly
Artiste et Fondatrice de L’Artocarpe, contemporary art contemporain (depuis 2009).
Le Mémorial des victimes de l’esclavage verra-t-il le jour aux Tuileries ?
Faut-il afficher les noms d’esclaves sur le Mémorial des Tuileries ? La question divise
Pierre Lacombe • Publié le 11 février 2021 à 15h07, mis à jour le 11 février 2021 à 15h55
Extraits :
“L’Etat français allait au ridicule” : L’artiste guadeloupéenne, Joëlle Ferly, qui elle non plus n’a pas été retenue pour son projet, partage néanmoins les réticences du ministère de la Culture. « La raison pour laquelle je ne souhaitais pas voir les noms recueillis par le CM98 est que la lecture de ces derniers n’aurait jamais eu la même résonnance qu’en Guadeloupe, où la présentation des listes de noms avait été acheminée dans les diverses communes qui accueillaient l’exposition itinérante. Le travail du CM98 est remarquable, mais cela reste un travail d’archives avec lequel toute famille concernée doit conserver une juste distance. Sacraliser l’injure ne rime à rien ! », affirme-t-elle dans un communiqué. Et l’artiste d’ajouter, « en affichant des noms aussi barbares que « Mme Vulgaire », « Mme Gros Désir » ou « Clitoris » , l’Etat français allait droit au ridicule vis-à-vis de l’international, bien plus avancé sur la question sociale post-esclavagiste. »
L’artiste conclut son communiqué en revenant sur son projet, comme pour mieux le défendre dans ce moment de polémique sur les noms d’esclaves. « Ma proposition prenait donc le contre-pied du cahier des charges en renommant les 200 000 patronymes imposés, par des noms africains qui auraient été recherchés par tous les scolaires de France ! Ainsi, cela aurait forcé les jeunes à mieux saisir l’aspect spirituel contenu dans la nomination d’un individu, ce qui n’a jamais été le propos de l’administration coloniale, affairée à dresser au plus vite les registres d’états-civils des esclaves affranchis. Ma performance aurait été à l’échelle nationale et le mémorial aurait été partiellement inscrit dans toutes les mémoires des petits Français. Je le souhaitais comme une révolution de l’intérieur, qui contribuait alors au processus de changement des mentalités ».
“Les noms ou rien”: L’association CM98, qui milite pour la réhabilitation et la défense de la mémoire des victimes de l’esclavage colonial, est en profond désaccord avec cette approche et défend ardemment la publication des noms. « Le fait de mettre ses noms à la postérité, c’est je crois une réparation symbolique majeure, qui indique que la France reconnait avoir fait l’esclavage, que c’est un crime contre l’humanité […] Nous avons trouvé des noms qui sont effectivement péjoratifs, c’est justement là qu’on va pouvoir dire que cel a été fait par la France. Quand on parle de crime contre l’humanité, c’est qu’il y a un crime contre l’humain. Le crime contre l’humain, c’est celui-là, que cette origine-là, nous en ayons honte, que nous n’arrivons pas à la porter… C’est l’inverse qui doit arriver, c’est les autres qui doivent dire : ‘nous avons fait un crime, nous nous repentons sur ce crime’. C’est essentiel », affirme Emmanuel Gordien, président de l’association CM98. Ecoutez-le, interviewé par Tiziana Marone :
Mercredi dernier, des représentants du CM98 ont été reçus à la présidence de la République, indique le journal France Antilles. « Si la volonté du président de la République, a été clairement réaffirmée, en revanche, aucun calendrier n’a été clairement précisé sur la sélection des candidats et surtout de l’œuvre. Suite à cet entretien nous n’avons pas d’après nous l’assurance formelle de voir graver les noms de nos aïeux sur ce monument », affirme Josely Bonnet Dorothée, secrétaire du CM98.
[1] Dont le jeune architecte Etienne Roussas et le cabinet de l’architecte Emile Romney, L’Historien Claude Hoton, L’auteur Guy Lafages, Le styliste Jean-Marc Benoit, Le commissaire d’exposition Olivier Marboeuf (Un lieu Pour Respirer – ex espace Khiasma), La chargée de mission Fabienne Pourtein (Maison des Suds), Le cabinet d’étude SOW CSP, L’expert en MO, Mr Olivier Maes, La Fondation Fore et Le Dr Henry Joseph (Phytobokaz).
[2] Pas de capitulation! (trad. proposée).