Dieu est algorithme

Une exposition aux confins de la technologie et de la spiritualité. Quand l’intelligence artificielle façonne le sacré.

L’exposition Dieu est algorithme,  présentée dans la galerie parisienne Plateforme, interroge la manière dont les technologies numériques et l’intelligence artificielle redéfinissent les mythologies contemporaines et les récits sacrés. À travers un dialogue entre des artistes internationaux, le curateur, Rolando J. Carmona explore les croisements entre divin et machine, entre croyance et rationalité.

En effet, l’intelligence artificielle et la magie ont longtemps semblé appartenir à deux mondes distincts : l’un régi par la rigueur des mathématiques, l’autre par le mystère de l’invisible. Pourtant, l’exposition Dieu est algorithme tente de combler cet écart, explorant la façon dont les nouvelles technologies redéfinissent notre perception du réel et de l’au-delà.

Au cœur du projet, on trouve un ensemble de questions fondamentales : que se passe-t-il lorsque l’IA, en reproduisant des schémas aléatoires, touche au sacré ? Et si l’esthétique générative n’était pas seulement une répétition d’algorithmes, activité lucrative doublée d’une capacité de contrôle général, mais aussi un vecteur de spiritualité ?

Au-delà des aspects technologiques et spirituels, l’exposition met également en lumière les dimensions post-coloniales de l’IA et du numérique. Les systèmes de données, souvent conçus et centralisés dans des pays occidentaux, reproduisent des logiques de pouvoir et d’exclusion héritées de la colonisation.

Dans ce contexte, les artistes de « Dieu est algorithme » interrogent la possibilité d’une technologie décolonisée, capable de prendre en compte des perspectives culturelles et spirituelles non hégémoniques. Les langages divinatoires africains ou amérindiens, les systèmes de notation non linéaires et les pratiques rituelles du chiffrement ouvrent ainsi la voie à une redéfinition de notre relation aux algorithmes et aux intelligences artificielles, en y ajoutant leurs fondements spirituels.

Zach Blas, The Doors (Spa Day on the Neon Isles), 2019, https://drive.google.com/file/d/1uH3DIbqGu5W8y1Sc3odcDFTjOl1WArgJ/view

 

Une exploration des nouvelles mythologies numériques

 Les artistes présents interrogent ces questions en développant une relation inédite entre code informatique, rites ancestraux et pratiques mystiques. C’est une porte ouverte sur un monde où le mystique s’hybride avec les réseaux numériques.

Dès l’entrée, Zach Blas, états-unien basé à Londres, propose Spa Day on the Neon Isles (2019), une vidéo qui joue sur l’esthétique cybernétique et les hallucinations algorithmiques. Faisant partie de l’installation immersive The Doors, il y explore le psychédélisme, l’usage de drogues et l’intelligence artificielle, en mettant en lumière les liens entre la contre-culture californienne et la Silicon Valley.

L’œuvre s’inspire des écrits d’Aldous Huxley, du groupe The Doors et de Jim Morrison, surnommé « The Lizard King ». Elle présente une poésie générée par intelligence artificielle, basée sur les écrits de Morrison et des textes sur les nootropiques, récitée par un lézard généré par ordinateur inspiré du Barbaturex morrisoni, lézard préhistorique nommé d’après le chanteur. L’installation critique les aspirations transhumanistes de la Silicon Valley, où le microdosage de LSD et les nootropiques sont utilisés pour optimiser les performances mentales, en opposition à l’éthique libertaire des années 1960.

Dans The Eighth Day (2014), Esmeralda Kosmatopoulos, artiste franco-grecque installée au Caire et à Paris, repense le récit de la création en intégrant des entités artificielles et questionne l’idée d’une création alternative, où la génération artificielle se substitue au mythe divin. L’œuvre interroge le rôle des machines comme co-créatrices d’un monde réinventé.

Vue de l’exposition Dieu est algorithme, Plateforme, Paris, 2025

 

L’artiste numérique française Anne Horel nous plonge dans son univers de divinités de l’ère digitale avec DΛƬΛ ɖɛɨȶɨɛֆ – Fog Elf, un panthéon cybernétique où avatars et intelligences synthétiques prennent le relais des figures mythologiques classiques. Inspirée par la mythologie et la spiritualité, elle crée des créatures hybrides, mi-monstres, mi-dieux.

Ces entités incarnent notre époque numérique, où les icônes artificielles remplacent les divinités anciennes. Tels des avatars modernes, ces créatures représentent la fusion entre le monde virtuel du cloud et le monde physique, connectées par des « câbles » métaphoriques. L’artiste leur donne vie en les animant ou en les sculptant, créant ainsi des êtres à la fois protecteurs et inquiétants. Ces « datadéités » symbolisent une conscience collective née du numérique, reflétant nos traces digitales, nos croyances et nos peurs dans un monde en mutation.

Alfredo Salazar Caro, Silva Ex Machina, 2025, https://youtu.be/8wD864Q4VX8

 

Gregory Chatonsky, The Case, 2024, https://chatonsky.net/the-case/

 

Quand la technologie rencontre l’ineffable, l’intelligence artificielle comme oracle.

 « Nous tenons pour acquis que seuls certains types de choses existent : les électrons mais pas les anges, les passeports mais pas les nymphes », déclare le texte introductif de l’exposition. Pourtant, l’évolution technologique a fait surgir des entités nouvelles : des IA autonomes, des systèmes quantiques insaisissables, des algorithmes capables d’auto-préservation. Face à cela, comment redéfinir les limites du réel et du possible ?

L’exposition s’attaque également à la notion de prédiction et de divination dans un monde algorithmique. Gregory Chatonsky, artiste français basé à Paris, confronte, avec The Case (2024), le spectateur aux récits automatiques générés par des IA, posant la question de la croyance en ces nouvelles entités prédictives.

Il imagine un monde où l’IA ne se contente plus d’exécuter des tâches, mais produit une réalité propre, affranchie des désirs humains. Il en dit lui-même que : « Derrière les statistiques et les calculs complexes, il n’y a sans doute aucune signification au sens traditionnel du terme. Les patterns que nous y cherchons ne sont peut-être que le reflet de notre propre besoin de donner du sens. Cette dernière n’est pas enfermée dans la boîte noire comme un trésor caché, mais émerge plutôt entre nous et celle-ci, dans l’entre-deux de cette relation dynamique et complexe que nous entretenons avec elle ».

Avec Silva ex Machina (2024), le mexicain Alfredo Salazar Caro utilise la photogrammétrie et des algorithmes personnalisés pour reconstruire un espace sacré artificiel, questionnant la place du divin dans la simulation. Il s’interroge : « Que se passe-t-il si nous traitons le hasard qui anime les esthétiques génératives comme une entité ou une énergie divine ? ».

Cela donne forme à une animation basée sur une sculpture de Xōchipilli, divinité mexica des fleurs et des plantes hallucinogènes, conservée au Musée nationale d’anthropologie de Mexico. Créée avec l’IA, l’œuvre montre des plantes jaillissant de la statue tournante, prolongeant ses gravures en une représentation naturaliste luxuriante. L’œuvre transpose ainsi Xōchipilli dans une simulation virtuelle, invoquant les pouvoirs médicinaux et la puissance du végétal.

Sylvain Manigaud, Medieval dystopie. 2025

 

Dans Médiéval Dystopia (2025), Sylvain Manigaud imagine un futur qui puise dans les codes du passé médiéval, transformant le cyberespace en une nouvelle terre de croisades numériques.

Une critique des récits technologiques

 Santiago Torres (Soleil Noire, 2024), né à Paris d’une famille sud-américaine, explore le soleil source de lumière blanche. Le Soleil, bien qu’il nous apparaisse souvent doré ou rouge, est en réalité une source de lumière blanche pure. Cette perception colorée est due à la diffusion de la lumière dans l’atmosphère terrestre. Dans l’espace, les astronautes voient le Soleil comme une sphère blanche brillante sur un fond noir.

Le Soleil Noir est un symbole puissant dans l’art, la mythologie et les traditions spirituelles. Il représente une lumière cachée ou voilée, un contraste entre ombre et lumière, un cycle de destruction et de renaissance. L’artiste dit : « Historiquement, le “Soleil Noir” se retrouve dans les récits et croyances de nombreuses civilisations. Dans les traditions gnostiques, il représente l’intelligence divine cachée derrière les illusions du monde matériel. Il est une lumière voilée, que seuls les initiés, par leur cheminement spirituel, peuvent percevoir. Cette quête dépasse les apparences pour révéler une vérité cachée, une source lumineuse qui transcende la dualité entre l’ombre et la clarté. »

Santiago Torres , Soleil Noire https://video.wixstatic.com/video/07f5fe_11098589679f414c8352626471397cf1/1080p/mp4/file.mp4

 

Dans l’art contemporain et numérique, ce symbole est utilisé pour explorer des thèmes comme l’invisible, le mystère de l’existence et la dualité. Le projet Soleil Noire illustre cette utilisation, en combinant les technologies génératives et le symbolisme sacré pour créer une expérience visuelle et spirituelle.

They dressed placentas and unknown skins (2024), vidéos génératives de l’artiste équatorien Oscar Santillan produites par trois réseaux neuronaux combinés s’introduit dans les zones d’ombre créées par la modernité : Les passés détruits, les différences ignorées dans le présent, les futurs inconcevables. Le futur, par nature infini et imprévisible, échappe à notre compréhension humaine. Paradoxalement, la modernité engendre des technologies comme l’intelligence artificielle, qui pourraient développer des futurs en opposition avec les principes modernes eux-mêmes.

extracto,  Tabita Rezaire, Premium Connect, 2017, Video with led glow ,13min 04s

 

De la cybermagie à l’afrofuturisme

 Si la technologie semble aujourd’hui tout dominer, certaines pratiques artistiques et culturelles lui opposent une résistance symbolique. Dans l’afrofuturisme, le technochamanisme ou le futurisme indigène, les artistes réinvestissent des savoirs ancestraux pour penser la modernité autrement.

Tabita Rezaire, artiste française et danoise, propose avec Premium Connect (2017) une critique des réseaux numériques et de leur rôle dans la perpétuation de certaines structures de pouvoir, rappelant la manière dont les institutions religieuses ont façonné l’histoire.

Cette artiste aux multiples facettes mêle art, technologie, spiritualité et thérapie en « santé-tech-politix ». Son travail vidéo, reconnu internationalement, critique l’internet comme outil d’oppression occidentale et appelle à sa décolonisation.

Dans Premium Connect (2017), Rezaire établit des parallèles surprenants entre le code binaire et la divination Yoruba. Elle explore les liens entre cyberespace et pratiques spirituelles, abordant des sujets variés comme les systèmes fongiques et les communications ancestrales. L’œuvre vise à déconstruire l’impérialisme culturel numérique et à promouvoir une reconnexion à soi.

Sofia Crespo ( Arg), ‘Fleeting Symmetries’ serie ‘temporally uncaptured’, 2024, https://vimeo.com/898764824

 

L’argentine Sofia Crespo avec Fleeting Symmetries – Temporally Uncaptured, (2024) envisage la manière dont les IA réinterprètent et déforment nos perceptions de la réalité, offrant des visions quasi mystiques d’un monde en mutation. Il s’agit d’une série d’œuvres qui explorent les transitions temporelles imperceptibles dans les cycles de vie des organismes, y compris microscopiques.

L’artiste utilise des réseaux neuronaux pour générer des images à partir d’archives historiques, puis les imprime en cyanotype avant de les numériser. Cette série s’inspire d’Anna Atkins, pionnière de la photographie botanique avec son livre Photographs of British Algae (1843), dont le travail a été sous-estimé à l’époque.

Juan Covelli , “Tesoros especulativos”, 2020, 2024, Projet créé pour la restitution Le Trésor Quimbaya

 

Juan Covelli, artiste colombien, s’intéresse avec Tesoros especulativos (2020 – 2024) aux rapports entre technologies et cultures ancestrales, mettant en tension l’archéologie et le virtuel.

Il s’intéresse particulièrement aux nouvelles matérialités générées par l’ère numérique. Son travail artistique se concentre sur le potentiel technologique des archives numériques comme outil de création radicale pour réexaminer les arguments ancrés de rapatriement et les histoires coloniales. Il utilise la vidéo, la modélisation, les ensembles de données, le codage et l’IA pour créer des œuvres basées sur des installations IRL et URL qui combinent des pratiques historiques avec des modèles actuels d’affichage et d’esthétique numérique.

Kira Xonorika, du Paraguay, propose avec Visions (rose, quartz, salt) (2023), une création artistique qui fusionne l’innovation technoscientifique avec les perspectives futuristes des peuples autochtones. Elle propose une narration dépassant les catégories binaires traditionnelles, illustrant les échanges vivifiants entre le monde végétal, minéral et les entités non-humaines. L’œuvre met en lumière la diversité des intelligences, cruciales pour le développement de l’IA, ancrées dans une approche conceptuelle qui privilégie la symbiose entre différentes formes de vie. Cette vision s’inspire et dialogue avec les connaissances millénaires des cultures ancestrales, offrant ainsi une perspective novatrice sur l’interaction entre technologie avancée et sagesse traditionnelle.

Kira Xonorika ( Paraguay), “Visions” ( rose quartz, salt) , 2023

Edgard Fabian Farias.

KauyumariTatewari, 2019, https://www.youtube.com/watch?v=vQDsKarFmgw

 

Une vision du futur entre foi et algorithme

 En réunissant ces artistes aux pratiques diverses, « Dieu est algorithme » dresse le curieux portrait d’un monde où la technologie s’érige en nouvelle divinité. Deux œuvres viennent compléter cette réflexion en proposant des expériences interactives où le spectateur est invité à interroger sa propre relation aux intelligences artificielles.

Avec Kauyumari Tatewari, Edgar Fabián Frías orchestre une cérémonie audiovisuelle qui réinvente le chant traditionnel Wixárika, d’un peuple autochtone du Mexique, en le fusionnant avec la musique électronique et une esthétique numérique. La performance navigue entre traditions ancestrales et contemporaines, mêlant une présence cérémonielle queer et une esthétique drag à un univers visuel saturé où l’iconographie Wixárika rencontre le langage de l’ère Internet.

En intégrant des éléments de hard house californienne et des rituels traditionnels, Frías crée un espace où le sacré et le numérique se rejoignent, culminant dans une prière dédiée à la Terre. Cette œuvre hybride agit comme un portail reliant spiritualité, culture ancestrale et innovation artistique contemporaine.

Le projet de Soliman Lopez, Manifesto Terricola, est un « document artistique ». Le 23 avril 2023, un texte artistique a été publié et introduit dans un glacier du Svalbard (78º15.359 N, 016º14.165 E). Ce document, conservé sous forme d’ADN encapsulé dans une oreille 3D biodégradable, explore l’état de l’humanité à travers des thèmes comme l’économie, l’éthique, l’environnement et l’art.

Il déclare qu’il s’agit d’envisager le stockage massif de données numériques dans l’ADN, offrant une solution durable et sans impact environnemental. À la croisée de l’art et de la science, elle propose une nouvelle perspective sur la préservation des informations et l’histoire de l’art.

Solimán López, Manifiesto Terrícola, 2023-2024

 

Vers de nouvelles formes de croyance ?

 L’exposition propose une interrogation profonde sur notre rapport à la technologie. Si les grandes entreprises investissent dans l’efficacité de l’IA, pourquoi ne pas imaginer une intelligence artificielle plus fiable, plus humaniste, voire spirituelle ?

L’exposition, par sa diversité de médiums et d’approches, par la présentation d’artistes venus d’horizons multiples, questionne avec acuité notre époque : faut-il croire en la toute-puissance des algorithmes ? Ou faut-il, à l’inverse, les considérer comme de simples outils au service de nos imaginaires ?

« Dieu est un algorithme » ne prétend pas offrir de réponses définitives, mais invite à une réflexion collective sur la possibilité d’une technologie porteuse de mystères et de nouvelles formes de croyances. Dans un monde où les données régissent nos vies, il est peut-être temps d’envisager un dialogue entre le rationnel et l’ineffable.

Manuela de Barros

Artistes: Zach Blas ( USA), Anne Horel( FR), Juan Covelli (CO), Santiago Torres (Ve),Sylvain Manigaud ( FR) ,Edgar Fabián Frías

(USa),Esmeralda Kosmatopoulos (Gr),Alfredo Salazar Caro( Mxx), Sofia Crespo ( Ar) , Gregory Chatonsky ( FR), Tabita Rezaie,  (Guy), Kira Xonorika ( Ur), Regina Demina ( Fr)

 Curateur: Rolando Carmona/ ARTPLATEFORME / avec le soutien du Santiago Torres / Rafael Tovar   

Manuela de Barros est philosophe et théoricienne des arts. Maîtresse de conférences à l’université Paris 8, ensayista, conférencière, ses travaux portent sur l’esthétique de l’art contemporain et des nouveaux médias, sur les Relations entre les arts, les sciences et les technologies, et sur les mods biologiques, antropologiques et environnementales apportées par les technosciences. Elle est l’auteure de Magie et technologie (Éditions UV, París) et  » Arqueología de los medios. La tecnología desde una temporalidad difusa » (Editorial Herder, Ciudad de México).

Le commissaire:

Rolando J. Carmona

Auteur et commissaire indépendant, il vit entre Paris et Caracas. Son travail est axé sur les théories et les pratiques artistiques qui réfléchissent sur la poétique underground et la culture post digitale conçue depuis le Global Sur, mettant en lumière les nouvelles formes d’art et les corps désobéissants qui existent dans l’ombre de la modernité. Dans cette optique, ses projets actuels se concentrent sur la décolonisation des données, la magie et l’IA, les écosystèmes hybrides, le féminisme et la spiritualité, ainsi que la dynamique queer des corps BIPOC

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Résoudre : *
21 + 23 =


Retour en haut