Poupée N., Grace Seri. Arsenic, Lausanne. 25 avril-28 avril 2024.
« C’est un simple poème
pour les mères les soeurs les filles jeunes filles que je n’ai jamais été
pour les femmes qui nettoient le ferry de Staten Island
pour les sorcières décharnées qui me brûlent
à minuit
en effigie
Parce que je mange à leur table
et dors avec leurs fantômes. »
Cicatrice, La Licorne noire, Audre Lorde.
Au seuil du rituel des réconciliations de Toyin, sujet du récit fictionnel poétique Poupée N. De Grace Seri, il y a, déposées, La Licorne noire d’Audre Lorde, La Charge Raciale de Douce Dibondo, Amours silenciées de Christelle Murhula, Voix de Linda Lê et Les perversions sexuelles de Félix Abraham. De la terre. Debout, un autoportrait de Zanele Muholi. Des invocations, à la fureur, à la noirité1, à la folie, aux voix-ouragans du silence, à la monstruosité, aux armes dont il a fallu s’emparer pour parler2. À celleux qui n’étaient pas censé.e.s survivre et qui ont choisi de ne plus s’excuser d’exister. Toustes guident Toyin à accomplir ce rituel, à (re)vivre la traversée, à écouter les voix des mort.e.s et des suicidé.e.s, l’Atlantique comme mémoire de la noirceur, « non/ lieu qui bouillonne à côté, ou au-dessous de toute ontologie discernable »3.
On franchit le seuil. L’espace s’étend. Fermé. Sur le mur, des portraits de May Ayim, Martha Ann Ricks, Teri Moïse, Ken Bugul, Victoria Santa Cruz, Saartjie Baartman, Aminata Sow Fall, Billie Holiday, Jeanne Nardal, Mbissine Thérèse Diop, Audre Lorde, Omoba Aina, Toni Morrison, Soraya Bonelli, Maya Angelou, Nina simone, Jessye Norman, Carolina Maria de Jesus.
Poupée N., Grace Seri. Arsenic, Lausanne. 25 avril-28 avril 2024.
1 La charge raciale, Douce Dibondo
2 https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/02/08/zanele-muholi-l-appareil-photo-est-devenu-l-arme-avec- laquelle-je-parle_6160959_3246.html
3 Trans*itude de la noirceur, noirceur de la trans*itude, Marquis Bey. Trou noir.
« avec ta voix à mon oreille
avec ma voix à ton oreille
essaie de me renier
je te pourchasserai
À travers les veines nocturnes de ma propre addiction
À travers toutes mes enfances insatisfaites
Tandis que ce poème se déploie Comme les feuilles d’un livre d’images
Je n’ai plus ni soeur ni mère ni enfants
Seulement un océan sans marées de femmes éclairées par la lune De toutes les ombres de l’amour
Apprenant la danse qui s’ouvre et se ferme Apprenant une danse de tendresse électrique Qu’aucun père et aucune mère ne leur enseignerait »
Cicatrice, La Licorne noire, Audre Lorde.
Des portraits des ancêtres se déploient des fils de coton. À leurs pieds, une petite commode en bois, un téléphone à fil violet. De l’autre côté, posé sur un tabouret, il y a Lanieka, un chien en porcelaine. On parcourt l’espace. Ça pourrait être une chambre d’adolescente, une chambre d’hôpital, la cellule où les mort.e.s sont mort.e.s et regardent les vivant.e.s, ça n’a pas d’importance. Au centre de la pièce, il y a le miroir. C’est à travers lui que Toyin entre et sort d’elle(s)-même. Dans le passage/« trou noir »4 où elle(s) se voi(ent) pour la première fois. Dans le passage/« trou noir »5 où elle devient/est devenue Poupée N. N de négresse.
Poupée N., Grace Seri. Arsenic, Lausanne. 25 avril-28 avril 2024.
4 La charge raciale, Douce Dibondo
5 Ibid.
Poupée N. est un récit qui ne ment pas. Un récit de la blès. Celle qui condamne les enfants noir.e.s à désigner la poupée noire comme laide et à refuser de jouer avec elle avant, parfois, d’éclater en sanglots et de quitter la pièce face à la question des psychologues Clark : « Peux-tu me montrer la poupée qui te ressemble ? ».6 L’éclatement et la déshumanisation comme expérience a-originelle de la noirceur, la chair comme les traces du continuum de la nécropolitique blanche.
Grace Seri commence l’écriture de Poupée N. peu après la mort de Georges Floyd. La narration, petit à petit, s’impose à elle et son itinéraire commence à l’île de Gorée. De l’étouffement d’un homme noir en 2020 par des policiers blancs aux Etats-Unis à l’île-mémoire du crime contre l’humanité qui n’a pas de fin, suivre les pas de la mort.
Poupée N., Grace Seri. Arsenic, Lausanne. 25 avril-28 avril 2024.
« Dans la blès, j’entrevois la part presque indicible de la charge raciale, celle de la fracture, celle de l’entaille ontologique. Les comportements et attitudes que les personnes noires mettent en place dans leur quotidien sont doublées d’une épaisseur historique et traumatique qui les habitent. Dans un article passionnant sur la blès et l’esthétique qu’elle comporte, Patricia Donatien-Yssa, maîtresse de conférences à l’université des Antilles et de la Guyane, analyse le rapport des auteur.ice.s caribéen.ne.s tel.le.s que la Jamaïcaine Erna Brodber ou le poète martiniquais René Ménil à la blès et à la manière dont elle fonde leur écriture. (…) Selon la chercheuse, le rôle des écrivain.e.s consisterait à faire jaillir tout le pus psychologique qui se cache derrière le silence, le renoncement et le refoulement engendré par la blès. Elle est donc une façon de traduire l’intériorité d’un traumatisme et les dégâts produits sur un.e individu. Je ne peux m’empêcher d’y voir la part la
6 Le trauma racial : vivre le racisme dans l’intimité, Politiser la santé mentale.
plus secrète de la charge raciale. Elles se rejoignent là où le silence historique, sa transmission intergénérationnelle et l’impossibilité de dire le mal-être de la condition noire est inguérissable. »
La charge raciale, Douce Dibondo.
Poupée N. est un rituel des réconciliations parce qu’il dit l’inguérissable. C’est un rituel qui purge, qui salit, qui vomit, qui rit la noirceur au visage de la blanchité. Il ne s’agit pas de réclamer son humanité dont la seule voix serait un devenir-blanc.he mais d’être, multiples, à la fois fille, soeur et mère, menteuse, bestiale, ancêtre, défaite et morte-née, feu, désir et mort, déviante, fantôme et tellement incarnée qu’on peut lécher ta sueur rien qu’en te regardant. Dans Poupée N., rien ne s’achève, ni ne commence. C’est le propre de la blès. La réconciliation n’est pas alors un aboutissement mais un geste, toujours renouvelé, celui d’aimer l’inguérissable : s’humaniser, non comme un devenir-blanc.h.e mais comme un devenir-noir.e.
Poupée N., Grace Seri. Arsenic, Lausanne. 25 avril-28 avril 2024.
« Ceci est un simple poème
Qui cohabite dans ma tête avec des rêves de grande femme noire
Ayant des bijoux dans les yeux
Elle danse
La tête prise dans un casque doré
Altière
Couverte de plumes
Son nom est Colossa
Ses cuisses sont comme des colonnes
Ou comme des chênes écorchés
Enfermés dans son armure
Elle danse
Avec de lents mouvements qui secouent la terre
Qui soudain changent
Et s’illuminent
Tandis qu’elle tournoie en riant
Le métal ouvragé sur ses hanches
Disparaît
Et sur le bord brillant
Une surprise
De poils noirs et crépus. »
Cicatrice, La Licorne noire, Audre Lorde.