Vanessa Brown : entre mémoire de l’artisanat et philosophie du temps

Pour sa première exposition personnelle, l’artiste canadienne Vanessa Brown a choisi de réinterpréter l’artisanat traditionnel de la ville française de Troyes au centre d’art contemporain Passages. Elle y présente des installations conçues sur mesure, qui interrogent la persistance du temps, le soin et la préservation du passé.

Le titre de la première exposition de Vanessa Brown, Time after Time, est une référence à la célèbre chanson pop de l’interprète américaine Cyndi Lauper. Un titre dansant, en décalage avec la profonde réflexion de l’artiste sur la notion de temps.

Dès l’ouverture de l’exposition, l’installation murale Châtelaine (2025) introduit le thème de la préservation de l’histoire et de l’artisanat féminin. Inspirée d’un objet utilitaire du XIXe siècle — une ceinture munie de chaînes auxquelles étaient accrochés des outils, typiquement portée par les femmes de ménage — Vanessa Brown revisite cet accessoire en s’inscrivant dans la continuité d’un savoir-faire historique. Elle en propose une interprétation personnelle : une structure en tôle d’acier très fine, accrochée au mur de manière à évoquer une silhouette féminine.

Les chaînes de la ceinture sont reliées à un livre d’apothicairerie – art de préparer des remèdes à base de substances naturelles, ancêtre de la pharmacie – et un récipient, qui fait aussi penser aux soins médicaux anciens. En utilisant l’acier Vanessa Brown évoque la figure de la femme ouvrière.

BROWN, Vanessa, Châtelaine, 2025. Copyright Vanessa Brown

Les techniques de réalisation de l’artiste s’inspirent de la ferronnerie. Elle se sert d’une découpeuse plasma. Ce procédé lui permet de conserver la trace de la main en réalisant des découpes irrégulières, qu’elle affine ensuite à l’aide d’une meuleuse d’angle. Si l’artiste a réalisé la Châtelaine seule, elle collabore avec des artisans professionnels, comme Killian Votion, ferronnier, et Quentin Colas, couturier, pour d’autres œuvres.

Les seules figures humaines de l’exposition sont féminines, et l’accent est mis sur l’industrie textile, traditionnellement associée au travail des femmes. Pourtant, Vanessa Brown ne revendique pas de position féministe. Son intérêt se porte surtout sur les métiers manuels, qui ont fait la renommée de la ville de Troyes, en France, et sont menacés de disparition. Le choix d’exposer à Troyes, n’est pas une coïncidence. Les œuvres de Vanessa Brown ont été réalisées sur mesure pour le lieu, comme l’aurait fait un artisan pour rénover un monument historique. L’artiste s’est déplacée de nombreuses fois sur place pour participer au montage et découvrir la ville. Elle crée des résonances avec la tradition industrielle troyenne. Notamment la bonneterie – travail de la maille – qui a fait la renommée de la ville depuis le XVIIIe siècle. On retrouve ce symbole dans le motif graphique composé par l’artiste pour le papier peint d’une des pièces de l’exposition, ainsi que dans l’utilisation de cottes de mailles dans les robes de la série Préservatives affichées au mur comme des silhouettes de femmes incrustées dans le lieu. L’artiste repense la production textile en utilisant la numérisation et l’impression sur des bâches.

BROWN Vanessa, Preservatives II, 2025 (install). copyright Vanessa Brown

BROWN Vanessa, Preservatives VIII, copyright : Eva Djen

BROWN Vanessa, Time after Time 2025. copyright Vanessa Brown

Dans cette exposition, plusieurs temporalités sont entremêlées : celle du XVIIIe siècle, celle XIXe – époque à laquelle le centre d’art Passages était encore la maison de la famille bourgeoise Marot – et celle de l’artiste, qui, des siècles plus tard, réinterprète la tradition artisanale. Toutes ces temporalités ne sont pas figées ; elles évoluent, se rencontrent, formant un cycle ou une histoire dans laquelle Vanessa Brown s’inscrit.

“Lorsque j’ai visité le centre d’art Passages, j’ai trouvé l’histoire du lieu très intéressante. Vous savez, au Canada, la plupart du temps, si vous allez dans une galerie, c’est seulement un cube blanc monotone. Ici, j’avais envie de réfléchir à la nature même de l’espace, avec ses fenêtres et son jardin d’hiver… On a toujours l’impression qu’il s’agit d’une ancienne maison, et je voulais associer cette impression à ma pratique artistique”, Vanessa Brown.

 Laisser sa trace dans le temps et dans l’artisanat

Pour Vanessa Brown, l’enjeu est de laisser une trace dans le temps. L’artiste nous invite à réfléchir à l’ambivalence entre continuité et rupture du temps. La transmission de l’artisanat implique une évolution des matériaux, des gestes et des techniques. C’est ce que représente le motif de la maille sur le papier peint, rompu à certains endroits. Une trace qui montre non seulement que l’artiste s’inscrit dans la tradition troyenne, mais aussi qu’elle crée une rupture dans cette histoire.

Elle interroge la fragilité de toute forme de transmission de savoir-faire. Elle nous montre combien la trace que nous laissons dans l’histoire est incertaine. Dans plusieurs œuvres, elle exprime l’idée d’un présent insaisissable. L’installation mobile Spin Cycle (2025), évoque la fragile présence d’une femme, à travers une robe en tulle transparent rose poudré, suspendue à une structure métallique tournante. L’artiste incarne un personnage à la fois présent et absent.

BROWN Vanessa, Spin Cycle, 2025. Copyright Vanessa Brown

La fragilité de la présence suscite chez Vanessa Brown une réflexion métaphysique. Elle interroge ce qui se joue dans le temps, mais aussi ce qui pourrait advenir “après le temps”, notamment la possibilité d’une existence après la mort. C’est de ce questionnement, explique-t-elle, qu’est né le titre de l’exposition : Time after time fait écho à l’idée de temps après le temps, c’est-à-dire de cycle temporel. Dans l’exposition, on peut voir les différents moments de la journée. C’est vraiment différent lorsqu’il fait nuageux et lorsque la lumière du soleil pénètre dans le jardin d’hiver, à travers les vitraux. On perçoit physiquement le passage du temps, tout comme on traverse, dans la vie, différents cycles historiques. »

Le symbole de la mite revient dans plusieurs des œuvres exposées. Gravé ou découpé par l’artiste sur des tôles d’acier, il évoque le passage entre le jour et la nuit, ou entre le présent et le passé et soulève la question de l’au-delà.

“Dans de nombreuses cultures, les mites sont considérées comme des messagères entre l’au-delà et le présent, ou entre le monde des esprits et celui des vivants.J’aime aussi l’idée qu’un insecte comme celui-ci, capable de ronger les tissus qui compose les œuvres, puisse apparaître dans l’espace d’exposition. Cela évoque une présence fragile, qui peut disparaître à tout moment. »”, Vanessa Brown.

 Une expérience subjective qui soigne

La dernière pièce de l’exposition a pour vocation de plonger le visiteur dans une ambiance de bien-être et de méditation. Les installations prennent un caractère multisensoriel. L’œuvre May You Be Welcomed by Good Spirits (“Soyez bien accueillis par de bons esprits”), est le fruit d’une collaboration entre le centre d’art et le musée de l’Apothicairerie de l’Hôtel Dieu-le-Comte de Troyes. L’installation prend place dans un jardin d’hiver. Les vitres sont recouvertes de vinyles imprimés par d’illustrations de créatures merveilleuses et de textes en moyen anglais – langue médiévale – extraits de livres d’apothicairerie. Aux quatre coins de la pièce, des mains sculptées dans de la cire d’abeille diffusent une vapeur infusée d’huiles essentielles. Sélectionnées par l’artiste et une chercheuse du musée de l’Apothicairerie, elles présentent de véritables vertus d’apaisement. Par exemple, l’association des huiles d’absolu de rose et d’orange douce permet de calmer la frustration et l’agacement, tandis que celles de néroli et de sauge sclarée aident à détendre les muscles et à lutter contre le stress.

Vanessa Brown cherche à procurer au spectateur l’expérience d’un recentrement sur soi et d’une méditation intérieure. La figure de la main renvoie au soin et à l’artisanat, thèmes chers à l’artiste. Cette dernière est atteinte d’une maladie auto-immune qui atteint ses articulations et ses muscles. Cette condition l’a amenée à réfléchir aux différentes manières de soigner le corps comme les remèdes anciens, et de le protéger – par des vêtements, notamment des robes.

BROWN, Vanessa, May You Be Welcomed By Good Spirits, 2025. Copyright Vanessa Brown

Pour Vanessa Brown, les sculptures et installations font office de statues protectrices. Une exposition qui a pour vocation de soigner le visiteur et de l’ouvrir à des réflexions sur le temps. Vanessa Brown souhaite nous apprendre, en somme, à habiter le présent.

 

Biographie

Vanessa Brown est une artiste canadienne installée au Luxembourg, travaillant la sculpture, la vidéo et l’installation. Elle explore le deuil, le rituel, le temps, ainsi que le soin et l’artisanat. Inspirée par des méthodes artisanales qu’elle transpose dans une démarche contemporaine, elle façonne métal et verre en y intégrant des procédés numériques. Elle a exposé au Canada, aux États-Unis, au Luxembourg, au Danemark et en Allemagne.

Fatou-Laure Diouf.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Résoudre : *
17 × 6 =


Retour en haut