Ni le premier ni le dernier.

Texte photos par Aez Nana Pinay. 

Il est difficile d’écrire sur « ce qu’il se passe en France ». Tout d’abord, moi je n’étais pas là. J’étais loin. À Amsterdam, pendant que Nahel a été assassiné, pendant que Alhoussein a été tué, pendant que Mohamed a été tué, pendant les révoltes qui ont suivies.

Je n’étais déjà pas là pendant les manifestations contre le projet de retraite. Je regardais tout ça depuis mon smartphone, dans mon lit, au taffe, à la pause, dans les couloirs de ma formation, dans le métro, en bus, à vélo. J’ai scrollé en boucle sur ce qu’il se passe en France sur les comptes Instagram des amis et de contrattaque.

Cette fois ci, contrairement à George Floyd, pas d’engouement médiatique en faveur de la victime. Le contraire. Silence radio du côté des institutions de Gôche. Et déferlement d’un racisme décomplexé à tous les niveaux. Pour ce qui est du racisme de la sainte trinité Etat-Police-Médias, on savait déjà. Mais partout ailleurs les masques tombent. La voisine, le boulanger, les collègues de travail, les connaissances et même les potes qui, un peu éméchés et secoués par des jeunes de quartiers se mettent à dire un fond de pensée qu’on ne savait pas qu’il était là.

J’ai regardé la cagnotte de soutien du flic assassin grimper en flèche, j’ai scrollé les noms, les montants, lu les commentaires, les mots de « soutien ». J’ai vu la cagnotte de Nahel, j’ai fait la même. Je ne pouvais pas m’empêcher d’y voir une course, une compétition. Celle qui amassera le plus aura gagné. Mais gagné quoi ? De l’argent certes, mais y’avait autre chose. Un affrontement symbolique dont je peine à formuler les termes. Quelque chose comme la victime, l’innocent, le vrai, serait celui qui collecte le plus d’argent. Quelque chose comme ça.

Aux dernières nouvelles on était à 1million six cent mille pour le flic contre cinq cent mille pour Nahel. 


La solidarité de celles et ceux qui nous haïssent m’effraie[1].

Le Deuil.

Pendant un long moment, j’ai évité d’en parler à mes ami.e.s. Je ne leur ai pas demandé « comment ça va ? ». Je ne leur ai rien demandé. Je ne leur ai pas dit mes condoléances.

Pendant un long moment, nous n’avons pas partagé notre chagrin.

Je n’ai pas partagé mon chagrin. Seulement avec Dieu – question de pudeur et d’impuissance.

A quelques personnes, j’ai avoué[2] mes crises de larmes.

Avec d’autres nous avons débité de tristes constats politiques. … Nous avons surtout échangé des soupirs et des silences.  Nos cils alourdis par le deuil. Un deuil qui ne sait pas trop se dire. Un deuil sans mots. Pudique et bizarre qui nous consume mais qui embrase aussi les villes. Un deuil pourtant familier à force de l’assassinat répétés de ces inconnus qui nous ressemblent (rassemble ?).

Adama, Zyed, bouna, Lamine, Alhoussein, et tous les autres. « Tous les autres… »

Un désespoir profond.

Il se mêle au chagrin et à la sidération. A la peur aussi. Je tente d’écrire et les mots de Baldwin répondent à mon mutisme. Ce mutisme a contaminé nos rangs. On ne sait que dire, comment le dire, le décrire. Organiser la pensée pour dire quoi ? Pour créer quoi ? Pour quoi ?

Ce qui est atroce et presque désespérant, dans notre situation raciale actuelle, tient au fait que les crimes que nous[3] avons commis sont si terribles et si indicibles, qu’accepter cette réalité mènerai littéralement à la folie. Alors pour se protéger lui-même l’être humain ferme les yeux, réitère compulsivement ses crimes et entre dans un obscurantisme spirituel que personne ne peut décrire[4]

Ici il me semble qu’il faut lire : « alors pour se protéger lui-même l’état, la police, le flic, le gouvernement, ferme les yeux, réitère ses crimes et entre dans un obscurantisme spirituel difficile à décrire »

Le gouvernement, ferme les yeux, réitère ses crimes..

Réitère ses crimes.

Cette conscience profonde que Nahel n’est ni le premier ni le dernier.

Que d’autres sont à venir.

Qu’on fauche les jeunes hommes noirs et arabes de ce pays,

 Comme des épis de blés.

Sans complexes.

Le Fascisme en marche et la profonde décadence morale[5] de ce pays me pétrifie. Les foyers de propagation fascistes sont toujours plus nombreux, toujours plus armés, toujours plus protégés et décomplexés. Les médias ont bien fait leur besogne. Les racistes se sentent pousser des ailes, et c’est avec un plaisir non feint que les voisins, collègues, connaissances, commercant.e.s, habitué.e.s du bar du coin, statuent sur la question et tranchent fermement en faveur de la répression[6] : Le meurtre se justifie pour une conduite sans permis. Imaginez alors pour une émeute. Le plaisir, la sécurité et la fierté qu’ils éprouvent à savoir nos corps matés par la police et l’appareil judiciaire est à mes yeux insensé. Aux leurs, il s’agit tout au plus d’un spectacle. A la fois fascinant, rassurant et répugnant, comme on regarderait un dératiseur faire le sale boulot : il fait la besogne que nous n’osons pas de peur de ne pas savoir s’y prendre et se salir les mains.

Mais à tous ceux qui jouissent de cette prédation organisée sur les corps non-blancs, sachez Ces plaisirs violents ont des fins violentes. Dans leurs excès ils meurent, telle la poudre et le feu que leurs baisers consument[7].

Le feu appelle le feu.

Les émeutes.

« L’engagement en faveur des émeutiers est un engagement en faveur de la destruction du monde dans lequel les catégories raciales sont pertinentes – emportant avec elles l’organisation de l’espace métropolitain et la division du travail qu’elles structurent. Le feu vient consumer des espaces qui, de toute façon, ne nous appartiennent pas – nous ne sommes pas chez nous dans ces HLM délabrés, ces écoles ne sont qu’au service de notre exclusion, ces transports en commun ne sont que le symbole de notre mise au travail et nos rêves brisés, ces commissariats ont pour seul fonction la violence sur nos corps. »[8]

Après les images d’explosions des tirs de mortiers, les pillages et les voitures en feu, l’heure est à la répression. De la prison ferme pour des broutilles. De la prison ferme pour « donner l’exemple ». L’avocat Rafik Chekkat relève les peines prononcées lors de comparutions immédiates à Marseille : 4 mois ferme pour être entrée dans un magasin sans rien prendre, 10 mois ferme pour deux pantalons Hugo boss, 12 mois pour un projectile. La plupart des condamnations n’ont aucune preuve, on s’appuie sur les PV des policiers. La vérité n’a pas d’importance, on veut faire passer un message.

A distance, je patauge d’impuissance, et me sens glisser dans une apathie désespérante. Je sais n’être pas seul à glisser. Je rentre à St Etienne.

APATHIE = DANGER

Le capitalisme ne perd pas le nord

J’arrête pas de penser à ces devantures de boutiques dont les vitrines saccagées ont été remplacées par de l’agglo. Au début j’ai cru que c’était des tags de manifestant.e.s. C’est écrit en gros, c’est shlag, de loin ça y ressemble. Mais non. Les commerçant.e.s y ont tagué les pourcentages de soldes. Parce que pendant que certain.e.s trimballent leur seum et leur deuil, ben c’est les soldes. Jusqu’à -70%.

Ce n’est pas la vie qui reprend son cours c’est le rythme inexorable du consumérisme. Moi j’avais oublié l’existence des soldes. Et je me dis que les saccages, les pillages et les vitrines brisées étaient nos mausolées. Nos monuments funéraires à la fois somptueux et grandioses. Les révoltes sont des cérémonies funéraires sans pareil. Les dégâts et les ruines immédiates qui en découlent sont des lieux de mémoire.

 Même si très vite il n’en reste rien. Le capital recouvre nos trophées avec les mêmes peintures que nous utilisions pour le détruire.

Le cynisme de ces devantures m’obsède un peu.

Ni le premier ni le dernier.

Il est trop tard. Ils ne peuvent pas nous endiguer, ni nous tuer, ni nous renvoyer. Il est trop tard. Il n’y aura jamais assez de flics, de charter ou d’avion pour nous tous.tes damné.e.s . La France qu’ils défendent est déjà morte, ses valeurs enterrées. Son idéal ne finit pas de se compromettre. Le ver est dans le fruit depuis trop longtemps. La République pourrie dans ses remparts. La France, son gouvernement, ses institutions et une société civile toujours plus nombreuse s’enfonce dans la barbarie. Rien n’y fait, les anciennes colonies et leurs sales gueules s’invitent dans le paysage, crament tout, prennent la mer inlassablement pour venir s’échouer sur les rives d’un eldorado en rade de dignité.

Nous sommes les damné.e.s, tous autant que nous sommes. Et chez nous la mort n’est pas une fin, mais un passage, une transition. Nos morts font toujours partie du vivant, ils nous habitent et influencent nos pas. Leur souvenir embrase nos cœurs, soulèvent des révoltes, et peut-être nous ouvriront-ils à des chemins inconnus que le désespoir nous dissimule.

Les morts ne sont pas morts.

Aez Nana Pinay : Comédien.ne, Dramaturge, Metteur.euse en scène, Chercheur.euse. Diplômé.e Master Arts de la scène, Théâtres, performances et sociétés.


[1] Voir les mots de Djimi Diallo : « On a vu l’assassin de Nahel devenir millionnaire en quelques jours grâce à la solidarité de toutes celles et ceux qui nous haïssent. » dans Djimi Diallo, « Il n’y a plus rien à piller. », lundimatin#391, 11 juillet 2023. <https://lundi.am/Il-n-y-a-plus-rien-a-piller >

[2] Je dis « avouer », comme un coupable. D’où me vient ce vocabulaire, et pourquoi ai-je honte de mon chagrin ?

[3] Je suis toujours fasciné par sa capacité à dire « nous ». Comment fait-il, à cet instant, pour dire « nous » ? Dans ce « nous » il y a le meurtrier et la victime. Comment fait-il pour ne pas céder à la séparation. Dans son nous, il y a Emmet Till, ses bourreaux, et toute l’Amérique ségréguée.

[4] Baldwin James, Blues pour l’homme blanc, Zones, 2020. A propos : «  James Baldwin a écrit cette pièce en 1964 en réaction à l’assassinat de son ami Medgar Evers, militant des droits civiques, abattu devant son domicile du Mississippi le 12 juin 1963 par un suprémaciste blanc. […]  » Dans ma pièce, écrit-il, il est question d’un jeune homme qui est mort ; tout, en fait, tourne autour de ce mort… ‘’

[5] Pardon je suis Chrétien.

[6] Faïza Zerouala, Racisme : « Après la mort de Nahel, mes collègues étaient en roue libre », Mediapart, 18 juillet 2023. < https://www.mediapart.fr/journal/france/140723/racisme-apres-la-mort-de-nahel-mes-collegues-etaient-en-roue-libre >

[7] Shakespeare, Romeo et Juliette.

[8] Djimi Diallo, « Il n’y a plus rien à piller. », lundimatin#391, 11 juillet 2023. <https://lundi.am/Il-n-y-a-plus-rien-a-piller >